Jill, jeune fille trop grosse obsédée par la nourriture, sa mère anorexique en pleine fleur de l’âge qui entend profiter de la vie, son père ancien imitateur d’Elvis devenu légume dans son fauteuil roulant, un superviseur de gâteaux au corps superbe : voilà la recette épicée d’une pièce drôle et touchante.
Noir complet, la musique de 2001, l’Odyssée de l’espace de Kubrick résonne et plonge le public dans une atmosphère mêlant grandeur et gravité. Laure Voglaire, Jill, annonce la couleur, ou plutôt la transparence de la pièce : « Scène 1 prologue » lance-t-elle. Bribes après bribes on comprend peu à peu la situation. Jill, jeune fille de 14 ans, étouffe. Son père, après un accident de voiture, troque sa cape d’Elvis pour un fauteuil roulant, et passe de la chanson au mutisme complet. Sa mère, en pleine fleur de l’âge, boit plus qu’elle ne mange et butine les hommes pour oublier. Entre ces deux-là, Jill se réfugie dans la cuisine qui est devenue le cordon (bleu) de son existence. Sa mère ramène un soir Stuart après une soirée bien arrosée, on saute du drame au burlesque. L’homme-objet du désir accepte de se dévêtir quand Jill et son père débarquent dans le salon, la famille n’est pas « sortie de l’auberge ».
La pièce oscille entre ces deux tons, passe du dramatique, de la situation, au comique qui au fil des provocations flirte parfois avec la ligne jaune de la grossièreté. Mais cette ligne n’est jamais franchie. L’humour y est fort à propos, même si parfois il côtoie le cynisme. Stuart félicite sa maîtresse sur son intérieur, celle-ci lui rétorque qu’elle a pu rajouter une pièce avec l’argent de l’assurance de son mari, handicapé à vie. Limite encore une fois quand Stuart du haut de ses 26 ans, non satisfait de la mère, se tourne vers la fille et lui demande « Quel âge tu as ? ». Jill : « Quelle différence ça fait ? ». Stuart de conclure « Pas beaucoup ». La scène qui suit, ubuesque et décalée, montre ces deux amants « incongrus » en train de faire l’amour. Stuart, très concentré dans son costume d’Elvis et Jill, ailleurs, disserte et mange un gâteau pendant qu’elle subit ses assauts.
Entre Vaudeville et réflexion sur la vie, l’amour
La pièce déroute un peu par ce mélange des genres, comment rire d’une situation si douloureuse ? En dédramatisant… La réflexion ne dure pas longtemps et on rit à gorge déployée, notamment lors des interventions grandiloquentes du King en personne. Il se prend pour Jésus, « où il y a la misère j’apporterais la richesse, la violence j’amènerai la paix ». Elvis en sauveur de l’humanité qui court à sa perte… plutôt cocasse. La mise en scène et les décors sont habiles. Face au public se trouve au fond du salon une grande glace dans laquelle (presque) chaque spectateur peut se regarder regardant. La prophétie du King, apôtre d’un certain William S. fait écho à cette situation : « songez que le monde n’est qu’une scène et que vous en êtes ses acteurs ».
Les comédiens sont convaincants, Vincent Lecuyer/Stuart mouille le maillot et se retrouve par deux fois tout nu sur scène. John Dobrynine est assez désopilant en roi du rock boulimique et ringard, heureusement auto dérisoire. Mais les femmes mènent la danse de cette pièce. Isabelle Defossé joue finement la mère, professeur d’anglais à tendance vampe dont la tendresse envers sa fille et son mari n’a d’égal que sa maladresse et son caractère lunatique car alcoolique. Sa fille Jill est merveilleusement interprétée par Laure Voglaire : une jeune fille entre deux, mi femme, mi enfant, coincée dans cet état, mais aussi entre ses parents puis entre Stuart et sa mère.
Le côté sérieux du sujet de la pièce passe avec légèreté, drôlerie et bonheur dans cette comédie à consommer sans modération.
Auteur : Lee Hall
Traduction : Frédérique Revuz et Louis-Charles Sirjacq
Mise en scène : Georges Lini assisté de Xavier Mailleux
Scénographie : Anne Guilleray
Eclairages : Philippe Warrand
Décor sonore : Laurent Horgnies
Costumes : Natacha Cadonici
Distibution : John Dobrynine (père), Isabelle Defossé (mère), Laure Voglaire (Jill), Vincent Lecuyer (Stuart)
Du 26 mai au 2 juin à 20H30 au Théâtre de Poche, 1a chemin du gymnase, 1000 Bruxelles (Bois de la Cambre)
Photo Stéphanie Jassogneanti_bug_fck